En Afrique, l'Etat français est un grand criminel. Depuis l'octroi
des indépendances, il n'a pas cessé de soutenir des dictatures et, bien
souvent, d'entretenir des guerres civiles ou de fomenter des coups d'Etat. Pour
la classe dirigeante française, l'obtention de débouchés, le pillage des matières
premières (pétrole, gaz, uranium, métaux rares, bois...) et l'influence dans
les institutions internationales (notamment à l'AG de l'ONU) sont des enjeux
considérables face auxquels les considérations humanistes n'ont aucune valeur
Connivences
françaises au Rwanda
Faute d'être soumise à une
autorité démocratique, la politique française en Afrique et en particulier au
Rwanda met en scène une pluralité d'acteurs : politiques, militaires,
affairistes, agissant pour leurs propres intérêts en dehors de tout contrôle.
Par FRANÇOIS-XAVIER
VERSCHAVE
Auteur de "Complicité de génocide ? La politique de la France au
Rwanda", La Découverte, Paris, 1994
PENDANT trois ans (1990-1993),
l'armée française a tenu à bout de bras les troupes d'un régime rwandais _
ou plutôt d'un clan _ s'enfonçant dans le génocide, le racisme et la
corruption. Engagée dans le combat contre le Front patriotique rwandais (FPR),
l'« ennemi » diabolisé en « Khmer noir », la France a
massivement équipé les Forces armées rwandaises (FAR) ; elle les a
instruites dans des camps où se pratiquaient la torture et le massacre de
civils (à Bigogwe par exemple) ; elle a encouragé une stratégie « antisubversive »
qui passait par la création de milices enivrées de haine, et enivrées tout
court. Après la publication, en février 1993, du rapport d'une commission
internationale dénonçant _ déjà _ des « actes de génocide », le
mot d'ordre, venu directement de l'Elysée, n'a pas changé : « Casser
les reins du FPR. »
Tout un pan du dispositif
franco-africain défini à La Baule sombrera alors dans le jusqu'au-boutisme :
sabotage des accords d'Arusha ; (possible) implication dans l'attentat du 6
avril 1994 contre l'avion du président Juvénal Habyarimana (près d'accepter
l'application de ces accords), puis accueil dans les locaux de l'ambassade de
France à Kigali d'une sorte d'assemblée générale extraordinaire du « Hutu
power », des partisans de l'épuration ethnique et du massacre des Tutsis.
Après la mort du président,
une partie des concepteurs de la « solution finale du problème tutsi »
sont à Paris, tandis que se constitue, sous l'aile de la France, un « gouvernement
intérimaire » qui continuera d'encourager les appels au meurtre de Radio
libre des Mille Collines (lire article page 8). Au Conseil de sécurité de
l'Organisation des Nations unies (ONU), la France fera cause commune avec ce
« gouvernement » et s'opposera, cinq semaines durant, à la
reconnaissance du génocide. D'avril à juin 1994, pendant que les massacres se
poursuivaient et qu'étaient tués à la machette environ 500 000 Tutsis,
une fraction de l'armée française n'aura qu'une obsession : continuer de
ravitailler et d'assister les FAR _ sous la protection desquelles « travaillaient »
les tueurs. Elle y parvint assez longtemps pour faire le joint avec l'opération
« Turquoise » : cette démonstration de force protégea certes
quelques rescapés tutsis, mais permit surtout aux responsables du génocide de
se mettre à l'abri au Zaïre ou ailleurs. Certains d'entre eux, tel M. Jérôme
Bicamumpaka, conservent des visas de longue durée qui leur permettent de venir
régulièrement en France et d'y entretenir d'utiles contacts.
Ce bref aperçu montre que la
compromission de la France et sa responsabilité dans l'un des plus grands
crimes collectifs de cette fin de siècle ne furent pas marginales. Comment la République
en est-elle arrivée là, quel système de décision et quelle absence de contrôle
politique ont-ils pu autoriser de telles aberrations ?
Sous la présidence du général
de Gaulle, Jacques Foccart fonda le maintien de l'influence de la France sur ses
anciennes colonies sur des relations patrimoniales et clientélistes. La
confusion du politique et de l'économique, des intérêts publics et privés,
correspondait à une stratégie de la cellule franco-africaine de l'Elysée _ où
aboutissaient tous les fils du réseau. Le système, centralisé, impliquait déjà
la corruption, la concussion, les « barbouzeries », l'accaparement
des rentes (matières premières et aide publique au développement) et le
financement clandestin des activités politiques. Tous ces facteurs ont érodé
le sens de l'Etat et du service public. Ils ont contribué à enfoncer l'Afrique
francophone dans une crise multiforme : endettement sans contrepartie
productive, extraversion, stérilisation de l'esprit d'entreprise, omnipotence
d'un Etat parasite... Ajoutée au défi démographique, cette crise ne pouvait
que durcir les luttes pour le pouvoir et en criminaliser l'exercice.
Entre fils de présidents...PARALLÈLEMENT,
de Charles de Gaulle à M.Valéry Giscard d'Estaing, puis à M. François
Mitterrand, l'hypercentralisation élyséenne s'est décomposée, tandis que
s'accentuait la démoralisation des acteurs. Au sommet, les relations inter-présidentielles
sont passées du clientélisme à la « familiarité » : il fut
donné licence à M. Jean-Christophe Mitterrand, le fils du président, de
faire tout et n'importe quoi, entraînant dans ses aventures d'autres fils de président,
MM. Jean-Pierre Habyarimana, Manda Mobutu, Ali Bongo, etc. - qui n'en espéraient
pas tant. Dans l'ombre, le pouvoir français avait utilisé ou laissé prospérer
plus d'une dizaine de clans, corporations, filières, fraternités, réseaux :
ils se sont émancipés. Le lobby militaro-africaniste et ses électrons libres
(l'ex-capitaine Barril ou l'amiral Lacaze) multiplient les initiatives
autonomes. La perte des repères et du sens des responsabilités est telle que,
dans le contexte africain de rivalités ethniques exacerbées, l'accident n'y
est pas accidentel.
A l'intrication des décideurs
s'ajoutent des motivations souvent contradictoires. A la conscience ou à
l'humanisme d'un certain nombre de fonctionnaires et de membres d'organisations
non gouvernementales s'opposent les schémas géopolitiques primitifs des
services secrets qui diabolisent les « hordes hamites » ou les
« pions des Anglo-Saxons » et prônent une conception myope des intérêts
commerciaux de la France et de la francophonie. S'y greffent également toutes
les variantes d'une « amitié » qui dégénère en complicité à
mesure de la dérive criminelle de certains régimes.
La présence de la France dans
le camp des responsables du génocide rwandais illustre l'agencement désordonné
des acteurs et des motivations. Du côté des décideurs, MM. François et
Jean-Christophe Mitterrand ont tenu un rôle majeur, en raison des liens très
forts les unissant à la famille du dictateur Habyarimana. Le président de la République
française suivait avec une exceptionnelle attention, y compris en déplacement,
l'évolution de la situation militaire au Rwanda ; durant la période de
cohabitation (1993-1995), il nommera à la tête de la Mission militaire de coopération,
rue Monsieur à Paris, son homme de confiance, le général Jean-Pierre Huchon -
second personnage de l'état-major élyséen, fortement imprégné des schémas
anti-Tutsis.
Le gouvernement de M. Edouard
Balladur n'a pas contrecarré les tragiques desseins élyséens : la
politique franco-africaine profite d'une grande continuité qui dépasse les
clivages partisans. M. Charles Pasqua a la même approche des problèmes
que M. François Mitterrand (son fils Pierre est l'un des « messieurs
Afrique » du ministre de l'intérieur). L'ancien ministre de la coopération,
M. Michel Roussin, passé du service de M. Jacques Chirac à celui de
M. Edouard Balladur, s'est parfaitement entendu avec l'Elysée. Dans ces
conditions, le premier ministre, qui ne s'intéresse guère au continent noir, a
choisi de laisser faire. Deux membres du gouvernement se sont pourtant distingués :
le ministre des affaires étrangères, M. Alain Juppé, en tentant
d'introduire la rationalité du Quai d'Orsay (d'où l'inflexion de l'attitude
officielle de la France à la mi-1993, en faveur des accords d'Arusha _
inflexion compromise par la suite et par les autres acteurs) ; et celui de
la défense, M. François Léotard, en contribuant à cantonner l'opération
« Turquoise » dans ses objectifs affichés (fort éloignés des
impulsions premières).
La détermination du président
Mitterrand à combattre le FPR _ ces « anglophones ougandais »,
« avant-garde du Tutsiland »_ a conduit à installer au Rwanda le
plus gros dispositif de combat français en Afrique depuis l'affaire tchadienne.
Puisque, officiellement, on ne faisait pas la guerre, toute la panoplie des
missions discrètes (instruction, encadrement, conseil, renseignement, mise à
disposition du régime rwandais de soldats antillais ou de mercenaires
semi-publics, manipulation d'opposants politiques) a été utilisée. Le
compte-rendu de la rencontre à Paris, le 9 mai 1994 (un mois après le déclenchement
du génocide et alors que les massacres se poursuivaient), entre le général
français Jean-Pierre Huchon et l'officier émissaire des FAR, M. Ephrem
Rwabalinda, est édifiant. Par-delà les fournitures et soutiens militaires que
pouvait apporter la France, la question du jour n'était pas comment arrêter le
génocide, déjà à moitié accompli, mais comment retourner les médias en
faveur du camp en train de le commettre ?
L'engagement de la France au
Rwanda est révélateur des dégâts que peuvent causer en Afrique des acteurs
politiques, militaires, affairistes, voire mafieux (il y avait notamment un
narco-trafic rwando-français), lorsqu'ils ne sont plus soumis à l'autorité démocratique.
Certains ressuscitent le « syndrome de Fachoda », une paranoïa face
aux « menées anglo-saxonnes » qui légitime les alliances avec le
dictateur zaïrois Mobutu et le régime islamiste de Khartoum, contre l'Ouganda
et le Rwanda actuel. Paris n'hésite pas à sacrifier des populations (Tutsis,
Noubas, Dinkas, etc.) à la défense d'une ligne Maginot imaginaire, abritant le
commerce français et la francophonie. Ce microcosme franco-africain reste lié
à ses correspondants locaux par diverses formes de « solidarité » :
la cogestion de comptes en Suisse, alimentés par le dépeçage de l'aide
publique ou le détournement de marchandises ; la « fraternité
d'armes » avec d'anciens élèves des écoles militaires hexagonales, intégrés
dans une armée ou une garde présidentielle claniques, avec des officiers
acheteurs d'armes ou matériels français, très largement commissionnés...