Jean Giono

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Manosque les plateaux

Ce beau sein rond est une colline; sa vieille terre ne porte que des vergers sombres. Au printemps, un amandier solitaire s'éclaire soudain d'un feu blanc, puis s'éteint. Du haut du ciel, le vent plonge; la flèche de ses mains jointes fend les nuages. D'un coup de talon, il écrase les arbres et il remonte.(...)

Si on quitte le chemin, il y a des olivaies envahies par les roses. C'est comme une peau de bélier qu'on a jetée sur les arbres. C'est épais et ça saigne. On a chaud là-dessous d'une lourde chaleur de laine; l'herbe sue. Pour sortir de cette ombre, il faut s'écorcher les mains. Un mois après, on trouve une rose séchée dans sa poche.


 

Le poème de l'olive

 

Ce temps des olives. Je ne connais rien de plus épique.

De la branche d'acier gris jusqu'à la jarre d'argile, l'olive coule entre cent mains, dévale avec des bonds de torrents, entasse sa lourde eau noire dans les greniers, et le vieilles poutres gémissent sous son poids dans la nuit. Sur les bords de ce grand fleuve de fruits qui ruissellent dans les villages, tout notre monde assemblé chante.

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Il y a d'abord les blondes chansons des jours clairs et le basson des vieilles femmes, et celle qui détonne, et tous ceux des vergers crient : « Oh là, oh, là, quel mal d'oreilles », crient à en faire sonner la colline et les derniers, là-haut, vers les bois sauvages, lèvent les bras pour montrer qu'ils ont entendus. Il y a la limpide clarinette des jeunes filles et les garçons à peine mûrs qui chantent comme des scies, mais, tout ça, tant bien marié que c'en est comme du petit lait et des sorbes. De ce temps, Virgile est là dans les olivettes avec sa palme, se promenant à petits pas, un mot doux pour chaque chose, l'âne gris qui se frotte les poils dans les chardons, la mule un peu folle qui fait les quatre cents coups pour le cheval de Marius, et le cheval ne la regarde même pas; la verdelette petite herbe qui sera le blé; le poil en brosse des haies mortes avec une fleur rouge au cœur, une fleur dont on ne sait pas le nom parce qu'il y a tant d'épines et qu'on ne peut pas la prendre. Il y a Virgile et ce bel habit de fil de lin, une chose tant propre qu'on voudrait avoir le cœur fait de ça : un coup de savon, un plongeon au ruisseau, et net et beau, plus de soucis. Si l'air est âpre c'est tant pis. Ça c'est le temps de la cueillette, le temps où l'on trait l'arbre comme on ferait pour traire une chèvre, la main à poignées sur la branche, le pouce en l'air, et puis, cette pression descendante. Mais, au lieu de lait, c'est l'olive qui coule.

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Après, il y a la chanson rouge et noire qui gémira dans le bourg tout au long des nuits, sans arrêt, sourde, comme souterraine. De grands coups tapés au fond de la terre comme un volcan qui tressauterait, cognant de son poing de feu contre la paroi de roche. Une longue plainte avec une tête de fer pointue ondule et vrille l'oreille, entre, et tout son serpent gémissant vient se lover dans la courgette du crâne, sous le bonnet de coton. Alors, comme on écoute, là-bas, dans le fin fond des caveaux, dans toute cette éponge de caves et de cuves sur laquelle le bourg est bâti, sonne la grave mélopée d'un chant qui vient de l'enfer. Ça, pour la pleine nuit, mais, à l'heure de chien et chat, on a dit aux petites couturières : « Ne passez plus par la ruelle de la Vieille-Boucherie » - ou bien : « N'allez pas à la rue Sans-Nom. » - Ah, va, sitôt qu'on a dégrafé le ciseau et qu'on s'est épeluché des fils blancs, sitôt sur la place, les voilà agglutinées bras à bras, à se chuchoter et à rire, et à pouffer, et à se pousser, et se chatouiller, et se dire : « On est grande quand même. » Tant que d'une à l'autre, l'élan venant comme d'une eau balancée, les voilà dans l'ombre à tâter les murs; les voilà sur la pointe des pieds. La rue sent la vieille bête sauvage. C'est comme une bauge chaude où dort le crique-croque qui écrase les petites filles en s'y roulant dessus à la façon des vieux sangliers. Le cœur leur remonte à la gorge et, tout d'un coup... Ah, tout d'un coup, une porte claque, un jet de vapeur, un ruissellement de lumière. Là-bas, au fond, des hommes nus tout luisants, de grandes vis luisantes aussi qui descendent du plafond et s'enfoncent dans la terre, des hommes nus cramponnés à des barres comme des désespérés et qui tirent avec tout l'arc de leurs reins. Un grand chant grave, chaud et poisseux leur souffle son haleine de lion, et les voilà comme des hirondelles éparpillées, toutes en cris.
C'est le temps du pressoir, le temps où, autour du pressoir, la dure peine écrase l'homme sous ses chaînes. Dans l'ombre Dante frappe de son poing sec sur un grand chaudron de cuivre. (...)

 

19 décembre 1958           

  Sur des oliviers morts

Après le rude hiver de 1956, on vit apparaître le squelette des oliviers. Jusque-là ils avaient été grecs de la belle époque; brusquement, ils s'étaient dépaysés, ils avaient voyagé dans le temps et dans l'espace jusqu'à la brutalité et la sauvagerie des totems; ils couvraient désormais les collines de diagrammes rituels. Ce que les poètes avaient fait du chevalier, de la dame du moine, du roi, du pape, de l'empereur du Moyen Âge dans les danses macabres, le gel l'avait fait avec les arbres, et surtout avec les arbres éternels, sur lesquels les saisons passaient sans marquer.

     

 

Du jour au lendemain, après des nuits de moins trente, leur sort fut réglé; après quelques semaines, ils apparurent dans leur véritable identité. Sur l'emplacement du verger donneur d'huile avec lequel on avait jusqu'ici l'habitude de vivre en bonne compagnie (c'est-à-dire en hypocrisie naturelle), apparut une atroce simplification avec laquelle désormais il n'était plus possible de ruser, et qui ne pouvait plus servir à aucun mensonge. Comme le pape enfin dépouillé de ses turpitudes, réduit à une cage d'os où seul le vent peut siffler, comme le chevalier bouilli dans le dernier combat jusqu'à n'être plus qu'osselets, comme la femme devenue simple agencement de leviers très mathématiques, les squelettes d'arbres nous contraignaient à l'enquête toujours retardée sur la réalité et sur l'aspect du monde

Brusquement, à l'époque du plus flamboyant progrès, il nous était demandé de rejoindre une plus haute pensée. Tout ce qui nous paraissait merveilleusement esprit froid, méthodique, automatique, logique, technique, il nous était commandé de le penser à nouveau avec un esprit vraiment froid, méthodique, automatique, logique, technique, dépouillé de tout le romantisme de la science moderne, repris par la magistrale précision du poète du fantastique.

Les paysages qui, jusqu'alors, avaient été naturels devenaient magiques, et leur transformation faisait comprendre l'extraordinaire complication du naturel. Certains vallons de délices virgiliens étaient devenus les places d'armes de l'enfer. Dépouillées de tout un apparat d'espérances, les collines dressaient le théâtre d'un « après la mort » où l'on entrait tremblant de peur et de curiosité. On entendait une voix bien plus moderne que celle des temps modernes, le cliquetis des petites machines à calculer sonnait faux, c'est-à-dire composait une architecture sur l'erreur, une symphonie sur le désaccord, tout aussi équilibrée l'architecture, tout aussi spirituelle la symphonie, que celles dont le monde avait été construit jusqu'à présent, et les grandes machines à calculer commencèrent à ronronner comme des tigres, c'est-à-dire avec un manifeste instinct de conservation.
                            

  

Alors qu'au Moyen Âge la danse macabre était la fin de toute vanité, les huit cent mille squelettes des oliviers de Provence morts de gel installaient une vanité nouvelle à partir de laquelle le monde pouvait se reconstruire à reculons. Un décharnement qui laissait l'esprit nu, libre et léger, et, comme dans les anciennes danses macabres, on voyait le squelette du pape, de l'empereur, du chevalier ou de la dame esquisser un pas de polka, et même « jeter la jambe en l'air », ici c'était l'esprit qui se dévergondait, changeait de morale, faisait des découvertes dans l'espace (comme il y a une géométrie dans l'espace).

Que les anciens mythes de Pan étaient reposants à côté de cette réalité si objective, si concrète, de ce mystère si clair, de ces tombeaux qui ne laissaient plus échapper les os des jugements, mais les nudités d'une sorte de super french-cancan, plein d'humour puisqu'il préludait à des recommencements sans fin, et toujours pour des fins dérisoires. De là dans la construction de ces « corps morts » le concours de toute la géométrie plane, aussi sèche que dans l'âme de Monsieur Euclide, mais combien émouvante, car, au simple souvenir du feuillage gris, grec de la belle époque, qu'elle avait si longtemps porté, nous comprenions enfin qu'elle était la charpente de notre joie avant d'être (comme il se doit, et comme on sait) la charpente de l'univers.