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Interview de 1992

La physicienne et féministe indienne, Vandana Shiva, milite activement au sein d'associations communautaires contre la dégradation de l'environnement. Dans cet entretien, elle établit un rapport entre la crise écologique, l'exclusion des femmes et le modèle de développement économique dominant.

Physicienne, vous avez abandonné vos responsabilités dans le programme d'énergie nucléaire de votre : pays afin de vous consacrer à la lutte contre la destruction de l'environnement. Comment en êtes-vous arrivée là ?
— Depuis ma plus tendre enfance, l'amour et la connaissance de la nature m'ont toujours apporté les plus grandes satisfactions. Fille d'un garde forestier de l'Inde, j'ai la chance d'avoir grandi dans la forêt himalayenne. Puis j'ai fait des études de physique, parce que cette science fondamentale par excellence devait me permettre de comprendre la nature telle qu'on la définit dans une vision réductionniste des choses. J'aurais pu étudier la biologie et la chimie, mais c'est la physique qui était censée me donner une connaissance approfondie de la nature. Puis je me suis lancée dans le : physique nucléaire, qui m’a énormément déçue. C'est seulement au moment de passer : mon doctorat que je me suis rendue compte à quel point l'attitude des spécialistes du nucléaire face aux dangers des radiations était légère. On nous apprenait à déclencher des réactions nucléaires en chaîne et nous savions : tout sur les transformations de l'énergie, mais rien par contre de l'action des radiations sur les organismes vivants. C'est par ma sœur, qui est médecin, que j'ai été informée de l'impact des radiations. Lorsque je travaillais sur un réacteur nucléaire en Inde, elle ne cessait de me répéter : " Promets-moi de ne jamais y retourner. " Mais pourquoi ? " lui disais-je, et elle me répondait : " Tu pourrais accoucher d'enfants déformés. Tu ne te rends pas compte de ce que tu risques. "
Tandis que j'avançais en tâtonnant pour tenter de débrouiller ces problèmes, des physiciens expérimentés me disaient : " Cela ne vous sera d'aucune utilité. " Et je ressentais cela comme une exclusion et un déni de ma soif de connaissance. Si l'on entend par science le fait de savoir, alors je n'avais aucune expérience scientifique réelle. J'allai donc au Canada suivre un cours de physique fondamentale où étaient postes certaines des questions essentielles qui me tracassaient.
Me rendant compte que si je continuais à étudier les fondements de la théorie des quanta, je deviendrais une marginale dans mon domaine, je décidai de me rapprocher davantage du contexte indien, et de m'intéresser à la politique de la science et de la technologie dans mon pays. Entre-temps, le mouvement Chipko avait été créé et comme cela se passait tout près de chez moi, j'y retournai souvent, faisant du travail de bénévolat et écrivant des textes pour eux. Avant que j'aie pu m'en rendre vraiment compte, l'écologie avait pris la première place dans ma vie.

En quoi consiste le mouvement Chipko ? Dans votre livre Staying alive, vous parlez par exemple de la :forêt non pas en tant que : produit commercialisable, mais : comme prakiti - force vitale. Vous parlez aussi de l'importance des femmes dans la lutte contre la consommation massive des ressources naturelles.
—J'ai réagi à la destruction de la forêt, tout d'abord parce que j'ai grandi dans les forêts himalayennes. Elles m’ont donné à la fois mon identité et le sentiment d'exister. La disparition de la forêt m'a fait beaucoup mal. Avant de partir pour le Canada, j'avais envie de revoir un de mes endroits préférés, où les Britanniques avaient construit de charmants bungalows : utilisés par les gardes forestiers. Il y en avait un que j'affectionnais tout particulièrement, situé au bord d'un ruisseau au cœur d'une magnifique forêt de chênes. Lorsque j'y retournais, la forêt de chênes avait fait place à quelques bouquets d'arbres et le ruisseau s'était tari. En parlant aux habitants de la région, j'ai découvert que la disparition du ruisseau était liée au fait qu'on avait coupé les chênes pour planter des pommiers, ce qui avait été un fiasco (les pommiers ont besoin d'une terre très fertile, c'est généralement pour cela qu'on abat la forêt sauvage).
Quant a ma participation au mouvement Chipko, un groupe de femmes himalayennes vouées à la sauvegarde de la forêt, elle remonte à ma rencontre avec une de ses dirigeantes, Sundarlal Batinguna, qui a eu une grande influence sur des gens comme moi. Mais c'est surtout avec les Indiennes d'origine modeste, qui sont à la base du mouvement Chipko, que j'ai contracté peu à peu des liens durables. Dans leurs perceptions et leurs croyances, j'ai trouvé les bases de ma connaissance de l'écologie. Elles m'ont donné une nouvelle vision des rapports entre les êtres et les choses. Les gens simples ne font pas de grandes théories. Ils sont guidés par leurs visions et leurs croyances. Toutes mes idées, toutes mes intuitions sont invariablement déclenchées par une phrase ou un geste de quelqu'un qui est amené à agir dans un contexte bien particulier. Ma théorie s'est ainsi construite à partir d'une action centrée sur la nature et sur la femme. Cela est du au rapport particulier des femmes avec l'environnement. C'est ce que j'ai tenté d'expliquer dans mon livre Staying alive: que je devais ma " sagesse " à des femmes considérées par la société comme incultes ou marginales.
Pour quelle raison les femmes réagissent-elles plus promptement et plus énergiquement aux menaces de destruction ? Pourquoi s'obstinent-elles dans un monde de cyniques et de résignés ? Le fait est que les : femmes se distinguent par leur intuition de la vie, de ce qui est vraiment vital, et cela les rend sensibles à ce qui est en péril dans le monde.

Pensez-vous que les femmes peuvent prendre les choses en main en ce qui concerne l'environnement ?
— Je pense qu'elles le font déjà. Il est important que cela soit pris au sérieux. En ce qui concerne l'Inde, Chipko a été le signal d'une prise de conscience écologique dans un mouvement qui s'étend des villages de l'Inde centrale aux Ghats occidentaux. Cette prise de conscience écologique est aussi ancienne que notre civilisation même, mais ce qui est vraiment nouveau, c'est sa résurgence en tant que force politique opposée à la destruction, force incarnée par le mouvement Chipko où ce sont des femmes ordinaires qui décident de la marche à suivre.
Le mot d'ordre crucial ne consiste pas à dire " faisons participer les femmes ", mais bien " commençons par ne pas les exclure ". Le rapport des femmes à I'environnement varie d'un endroit à un autre de par sa nature très spécifique. Ce qui a motivé mon engagement et mes prises de décision est enraciné dans les secteurs les plus marginalisés de notre société, dans ces communautés prétendument " arriérées " et plus précisément parmi les femmes de ces communautés.
Quand une société a réussi à se perpétuer des siècles durant, on peut la considérer comme un modèle de résistance. Malheureusement, ce sont précisément ces sociétés que l'on qualifie aujourd'hui d'arriérées, alors que sont dites progressistes les sociétés qui ont abandonné inconsidérément leurs traditions. C'est dans des pays comme l'Inde que l'on trouve des femmes ancrées à la fois dans la nature et dans une culture ancestrale. Par rapport aux civilisations avides de croissance et promises à l'effondrement, les civilisations éternelles offrent quelque chose de très particulier : elles incarnent la capacité de renouvellement, de guérison, la possibilité de prendre et de recevoir, de construire et de créer.
Mais je suis persuadée que les femmes du Nord sont tout aussi concernées par l'environnement. Même au sein des sociétés les plus avancées, c'est aux femmes qu'on laisse le soin de s'occuper des enfants, de la maison et de la santé. Une étude remarquable faite à Helsinki a démontré que quel que soit le critère adopté — le temps, l'énergie ou le travail — ce sont les femmes qui font marcher la société et l'économie finlandaises. On a tort de penser que les mères de famille sont improductives, qu'elles ne travaillent pas. On dit souvent que les femmes au foyer ne travaillent pas, alors qu'en fait elles fournissent autant de travail que n’importe qui.
La nature incarne à mes yeux toutes les forces vives, tout ce qui soutient la vie, les systèmes écologiques qui rendent la vie possible. Tout cela est bafoué partout, à la ville comme à la campagne, avec les dangers des radiations, les déchets toxiques, l'eau contaminée et l'air pollué. Nous avons besoin de ces sources vivifiantes que sont l'air pur, l'eau pure,la nourriture saine, où que nous soyons.

Serions-nous sur le point de nous mutiler en perdant de notre capacité à nous régénérer ?
— La notion de " principe féminin " n'est fondamentalement qu'une traduction du mot prakiti, une force qui se trouve dans la nature et dans toutes les formes de vie qui nous entourent, qui existe chez l'homme et la femme. Selon moi, l'essor du patriarcat moderne a eu tendance à mutiler le principe féminin dans toute sa plénitude, et a notamment tenté de le refouler complètement chez l'homme. Dans une certaine mesure, l’essor d'un type masculin de connaissance, de production et de domination a permis de détruire ce qui était essentiel à la société — aux hommes comme aux femmes. Heureusement, toutefois, que les patriarches qui s'imaginent gouverner des êtres dociles (les femmes et la nature) n'ont jamais réussi à éliminer tout à fait cette force vitale. Ils ont pu la déformer, l’étouffer, mais jamais la détruire tout à fait.
Je ne peux m'imaginer que ces forces créatrices de la nature féminine puissent à nouveau s'épanouir et s'exprimer pleinement sans affecter aussi les hommes. Ils auront le choix entre deux solutions soit ils réagiront violemment vis-à-vis de l'insécurité et du sentiment de médiocrité que cet épanouissement fait naître; soit, comme il faut le souhaiter, un nombre croissant d'entre eux se rendront compte de leur appauvrissement, et reconnaîtront le principe féminin comme une force créatrice qui fait passer l'éducation avant la domination, la survie avant la destruction, les valeurs d'expérience et le savoir empirique avant les abstractions et les grandes théories. Ce sont là des valeurs suffisamment universelles pour que les hommes les reconnaissent et les soutiennent.

Etes-vous en train de dire qu’on devrait rejeter toute connaissance scientifique à dominante masculine ?
— Notre société industrielle contemporaine est historiquement la seule qui n'a pas la force morale de dire non, qui se sent tenue de faire les choses dès lors qu'elle en a le pouvoir. Au contraire, la philosophie indienne consiste à dire " C'est très bien d'avoir le pouvoir, mais il est important d'avoir aussi assez de discernement pour en faire bon usage. " Une société doit être à la fois capable d'agir et de juger des moyens qu'elle emploie, et de subordonner ses actes à ses valeurs morales.
Je crois que la multiplicité des choix permet de décider de ce qui est nécessaire et souhaitable et de ce qui ne l'est pas de ce qui est bien ou non. Si on offre aux gens avec honnêteté et rigueur la possibilité d'un tel choix, dans le respect de la qualité de la vie et de I'idéal de participation, je suis sûre que les gens la saisiront. Il faut aussi savoir que les scientifiques se trompent autant que n'importe qui et que la science et ses institutions se prostituent le plus souvent aux intérêts économiques, la structure du pouvoir étant étroitement calquée sur celle de la connaissance. De nombreuses technologies sont au service des intérêts économiques dominants et ignorent l'écologie et la morale. Les femmes, quant à elles, ont déjà fait leur choix.

L'exploration d'autres planètes a-t-elle vraiment sa place dans un univers où les mots d'ordre seraient la qualité de la vie, le bonheur, le partage et la satisfaction des besoins fondamentaux ?
— C'est très bien d'explorer. Ce qui est injuste, c'est de justifier la recherche spatiale en affirmant que cela va nous aider à résoudre les problèmes de notre planète. Ce qui est immoral, c'est d'invoquer les besoins des gens pour justifier l'exploration de l'espace. On devrait apprécier les projets spatiaux pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire le caprice d'un groupe très privilégié de gens et de pays. Chacun a le droit de jouer les astronautes, mais cela ne signifie pas que tout le monde doit contribuer à I'entreprise. Il faudrait aussi parler des objectifs véritables de tels programmes, qui ne sont pas entrepris exclusivement par amour de la science, mais souvent aussi a des fins militaires.

Que pensez-vous de l'opposition entre ; une gestion planétaire globale de l'environnement et l'approche locale de l'écologie ?
— Les peuples dits " primitifs " ont toujours possédé un sens de la cosmologie planétaire, comme si chacune de leurs actions impliquait
la planète tout entière. Même les communautés les plus isolées ont toujours eu une vision cosmique de notre planète et d'un certain équilibre a préserver. En ce sens, le local a toujours englobé le planétaire. Il est immoral de priver les communautés locales de leur conscience planétaire.

Comment les communautés locales vivent-elles ou exploitent-elles leur intuition planétaire ?
— Les rapports entre les planètes, ce qui décide du moment des semailles ou de l'alternance des cultures, sont à la base de tous les systèmes traditionnels d'agriculture. Autre exemple : beaucoup de paysans possèdent une sorte de savoir scientifique qui leur permet de deviner au comportement de certains insectes l'imminence d’une inondation et leur permet de s'enfuir à temps. Mais cela, c'est déjà du passé puisque les pesticides ont détruit tous ces indicateurs vivants. Nous croyons créer des systèmes plus fiables que les systèmes traditionnels, alors qu'ils sont en fait plus vulnérables.
Il me semble que la société industrielle s'est appauvrie de deux façons. Ethiquement, c'est la seule société qui ne distingue pas le bien du mal, ne donne pas la possibilité de dire non, qui n'a ni critères ni valeurs, ni rien qui impose des limites à l'action. Ensuite, elle ne semble pas se rendre compte que ses systèmes sont essentiellement fondés sur des formes d'organisation extrêmement vulnérables. Ces systèmes, sans qu'on sache pourquoi, s'effondrent au moment où on en a le plus besoin. Si mon rapport à la nature est tel qu'il me permet de savoir et de sentir ce qui se passe ou va se passer dans le monde, cela m'aide à me diriger et à me protéger, mais également à diriger et à protéger mes semblables et les autres êtres vivants. Je dispose à aussi d'indicateurs fiables qui me permettent d'agir en pleine connaissance de cause. 0n a créé des satellites et des réseaux informatiques pour remplacer ces indicateurs jugés peu fiables, alors qu'ils étaient beaucoup moins fragiles.

De quel pouvoir peuvent bénéficier les femmes ? Comment peuvent-elles changer les choses, améliorer leurs vies et leur environnement ?
— Tout d'abord, elles ne doivent jamais douter d'elles-mêmes et de leur savoir. Je suis persuadée qu'au moment où les sources himalayennes étaient en train de se tarir, les femmes ont su que cela était lié à la déforestation et n'ont jamais voulu en démordre, même lorsque les gardes forestiers leur affirmaient qu'il n'y avait aucun lien entre l'abattage des arbres et le débit des cours d'eau. Les femmes ont en elles une force de résistance inébranlable, qui les rassure sur leur savoir, leurs valeurs, préserve leur confiance en elles et les empêche de se sentir inférieures. L'idéologie dominante transforme tous les problèmes à multiples facettes en une interrogation tranchée, imposant ainsi son propre choix aux gens. Tout n'est pas blanc ou noir. Il me semble important aujourd'hui de savoir élever la voix pour dire que les choses auraient pu être différentes, même si l'on se sent impuissant, Je ne pense pas que l'abondance de choix suffise à enrichir la vie des gens. Pour moi, ce sont les critères du choix qui comptent. Multiplier les options, c'est un peu adopter la même politique que les supermarchés pour séduire leurs clients. Ce qui est important, c'est de savoir quand on ne fait pas le bon choix, et cela n'est possible que si l'on a su préserver son libre arbitre. Le fait d'être proche de la nature et de s'en rapporter à elle est la meilleure attitude morale pour choisir en connaissance de cause entre les différentes options scientifiques et technologiques.